Terre et climat : les grands défis climatiques pour le secteur agricole
Quelques jours après la fin du Salon International de l'Agriculture 2025 à Paris, deux chercheurs de l'EDHEC Climate Institute - Nicolas Schneider et Anthony Schrapffer - reviennent sur les enjeux, parfois paradoxaux mais toujours systémiques, auxquels sont confrontés les acteurs du monde agricole : rentabilité des sols et cultures, effets ambigus du CO2, choix sur l'usage des terres, indemnisations, risques de transition...
D’ici 2050, les systèmes de production alimentaire seront confrontés à un double enjeu aux solutions contradictoires. D’une part, l'augmentation soutenue de la démographie dans un contexte accru d’hyperconsommation pousse les besoins de production à la hausse ; mais d’autre part, le changement climatique, caractérisé notamment par une hausse progressive de l’intensité et de la fréquence des événements extrêmes ainsi que des chocs de température, fait peser des risques (dits physiques) qui menacent directement la productivité (et donc la viabilité) des terres que nous cultivons (1).
Des recherches récentes, présentées ici par Nicolas Schneider et Anthony Schrapffer, respectivement Ingénieur de recherche Senior - Macroéconomiste et Directeur Scientifique au sein de l'EDHEC Climate Institute, visent à répondre à ces questions : Que sait-on de la relation entre température et rendements agricoles ? Pourquoi un débat global et informé sur l’utilisation des terres est inévitable ? Quelles solutions de transition et d’adaptation pour ce secteur clé ?
Comprendre la non-linéarité de la relation température-rendement des terres
Au cours des vingt dernières années, la littérature agroéconomique, poussée par un élan d’études fondatrices nous venant des Etats-Unis mêlant micro-données et modèles économétriques, s’est accordée sur l’existence d’une relation inverse et non linéaire liant l’exposition à la température des terres durant la saison de croissance et la productivité de ces dernières, mesurée à l’issue des récoltes. Plus précisément, un effet de seuil a été identifié : une valeur critique ‘T’ spécifique à chaque céréale, au-delà de laquelle toute hausse marginale de la température entraîne une baisse plus que proportionnelle de la productivité des terres, et donc des pertes sèches de production pour les agriculteurs (2).
Le changement climatique accroît les degrés-jours de croissance au-delà de ce seuil qui, en réduisant la rentabilité des terres (3), entraîneront des répercussions macroéconomiques bien réelles (distorsions des balances commerciales et du prix des intrants, inflation pour les consommateurs) posant des risques pour la sécurité alimentaire de régions entières.
Peut-on les identifier ? Oui. Seulement, il est important de garder en tête que le changement climatique ne se limite pas aux événements extrêmes (que nous classifions de risques aigus) ; il s’accompagne d’un réchauffement progressif modifiant les cycles et la variabilité des températures et précipitations. L’agriculture, vulnérable (4), devra adapter cultures et calendriers.
Cela dit, la distribution des anomalies de température est hétérogène, ce qui pourrait engendrer des gagnants et des perdants du changement climatique à l’échelle mondiale et en termes absolus. Certaines régions verront leur saison de croissance s’allonger, permettant l’introduction de nouvelles cultures (comme le Pinot noir au Royaume-Uni (5) ). D’autres, comme la Méditerranée (6), subiront des événements extrêmes réduisant leurs rendements (sécheresse, stress hydrique).
La dernière manquante du puzzle climat-agriculture est l’effet fertilisant du CO2. Ce gaz, si homogène dans l’atmosphère qu’il confère au changement climatique les caractéristiques d'un problème de bien public, et dont la propriété fertilisante — connue depuis la seconde moitié du XIXe siècle et essentielle au processus de photosynthèse des végétaux (7) — pourrait localement compenser la baisse des rendements induite par le réchauffement (8).
L'adaptation : levier d’amélioration dans un contexte qui se réchauffe
La géographie est têtue, à court terme au moins, parce que les terres et les biens d'équipement sont des statistiques relativement fixes. L’adaptation des agriculteurs à une baisse anticipée des rendements passera certainement par une intensification des pratiques existantes, et donc par un recours croissant aux fertilisants et autres intrants (eau, mécanisation, etc.).
À moyen, voire long terme cependant, un débat sur l'usage des terres est inévitable (9).
Faut-il abandonner les rotations à faible rendement ? Réorganiser la répartition des surfaces cultivées et des variétés ? Opter pour des cultures génétiquement plus résilientes à la chaleur ? Ou encore plus largement, faut-il soulever le sujet d’une substitution géographique des terres et déplacer la production vers des zones moins exposées jusqu’ici sous-exploitées ? Cela va de pair avec un investissement massif dans les infrastructures d’irrigation (10) (par opposition aux cultures purement pluviales).
Celles-ci bénéficient en effet aux rendements agricoles en réduisant le stress hydrique des cultures (11), et elles pompent généralement l’eau des rivières et des nappes phréatiques, cédant l'efficacité future de cette marge d'adaptation entre les mains du climat lui-même !
La multiplication des sinistres aux producteurs entraînera nécessairement une hausse des primes d’assurance (premiums) dans le meilleur des cas, et une cessation de toute couverture dans le pire.
Pour les petits exploitants, l’heure est grave, même si émergent des modèles d’assurance agricole dits paramétriques. C’est-à-dire qu’ils sont indexés sur des paramètres locaux et préétablis de pluviométrie et de température (plutôt que sur une évaluation des pertes réelles de production post-sinistre) permettant le déclenchement automatique d’une indemnisation dès lors que ces seuils sont atteints, personnalisant ainsi la couverture et diluant un peu plus le risque.
Un défi majeur persiste : une mauvaise corrélation entre les paramètres choisis et les dommages réels peut limiter ou annuler l’indemnisation (basis risk). Les centres de recherche tentent d’y remédier en combinant économétrie climatique, superordinateurs (HPC), données satellitaires et capteurs météorologiques (12), afin d’identifier la sensibilité des cultures à tous les risques physiques.
Le secteur agricole face aux risques de transition
Au-delà des risques physiques, l’agriculture, la sylviculture et le changement d’usage des sols représentent 22% des émissions globales proviennent de gaz à effet de serre (13) et font ainsi face à un risque élevé lié à la transition vers une économie bas-carbone, nécessitant une transformation profonde du modèle agricole avec d'importantes implications économiques et sociales mais ne nuisant pas aux efforts d’adaptation (14). Les sources d’émissions du secteur sont diverses : méthane provenant des activités d’élevage, protoxyde d’azote en provenance des engrais azotés et CO2 associé au changement d’usage des sols (déforestation) et aux carburants fossiles.
Les régulations sont un facteur de risque - taxation carbone des émissions, subventions favorisant l’utilisation de technologies bas carbone, des restrictions sur les engrais chimiques, pesticides et l’utilisation des terres et incitation à des modèles de production moins intensive - et les innovations technologiques sont un autre facteur déterminant (agriculture de précisions (15) avec des capteurs, drones, IA, alternatives aux engrais azotés).
Le secteur peut aussi souffrir d’une augmentation des coûts de production. Nous pensons essentiellement à l’augmentation des prix des entrants-engrais, de l’énergie, et des matières premières agricoles et de la machinerie, mais aussi aux effets de la concurrence internationale avec des pays aux normes plus souples et aux coûts plus faibles. Ces évolutions pourraient cependant être atténuées par la valorisation de la biomasse (15) (biogaz, biocarburants, énergie thermique).
Les préférences des consommateurs vont aussi faire pression sur les pratiques comme à travers de la baisse de la consommation de viandes, la préférence pour les aliments bas-carbone et un intérêt pour l’agriculture biologique et locale (importance de la traçabilité).
Du travail reste à faire afin d’éclairer l’ensemble des interactions qui opèrent entre les aspects techniques du secteur agricole et les facteurs environnementaux qui influencent ses rendements.
Références
(1) Foley, J. A., DeFries, R., Asner, G. P., Barford, C., Bonan, G., Carpenter, S. R., ... & Snyder, P. K. (2005). Global consequences of land use. science, 309(5734), 570-574. Available: https://www.science.org/doi/abs/10.1126/science.1111772
Bodirsky, B. L., Rolinski, S., Biewald, A., Weindl, I., Popp, A., & Lotze-Campen, H. (2015). Global food demand scenarios for the 21 st century. PloS one, 10(11), e0139201. Available: https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0139201
Van Dijk, M., Morley, T., Rau, M. L., & Saghai, Y. (2021). A meta-analysis of projected global food demand and population at risk of hunger for the period 2010–2050. Nature Food, 2(7), 494-501. Available: https://www.nature.com/articles/s43016-021-00322-9
(2) Schlenker, W., & Roberts, M. J. (2009). Nonlinear temperature effects indicate severe damages to US crop yields under climate change. Proceedings of the National Academy of sciences, 106(37), 15594-15598. Available: https://www.pnas.org/doi/abs/10.1073/pnas.0906865106
Burke, M., & Emerick, K. (2016). Adaptation to climate change: Evidence from US agriculture. American Economic Journal: Economic Policy, 8(3), 106-140. Available: https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/pol.20130025
Massetti, E., & Mendelsohn, R. (2020). Temperature thresholds and the effect of warming on American farmland value. Climatic change, 161(4), 601-615. Available: https://link.springer.com/article/10.1007/s10584-020-02694-6
(3) Hertel, T. W., West, T. A., Börner, J., & Villoria, N. B. (2019). A review of global-local-global linkages in economic land-use/cover change models. Environmental Research Letters, 14(5), 053003. Available: https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/ab0d33/meta
(4) Dell, M., Jones, B. F., & Olken, B. A. (2014). What do we learn from the weather? The new climate-economy literature. Journal of Economic literature, 52(3), 740-798. Available: https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/jel.52.3.740
(5) Nesbitt, A., Dorling, S., Jones, R., Smith, D. K., Krumins, M., Gannon, K. E., ... & Conway, D. (2022). Climate change projections for UK viticulture to 2040: a focus on improving suitability for Pinot noir. OENO one, 56(3), 69-87. Available: https://ueaeprints.uea.ac.uk/id/eprint/85610/
(6) Rezaei, E. E., Webber, H., Asseng, S., Boote, K., Durand, J. L., Ewert, F., ... & MacCarthy, D. S. (2023). Climate change impacts on crop yields. Nature Reviews Earth & Environment, 4(12), 831-846. Available: https://www.nature.com/articles/s43017-023-00491-0
(7) Long, S. P., Ainsworth, E. A., Rogers, A., & Ort, D. R. (2004). Rising atmospheric carbon dioxide: plants FACE the future. Annu. Rev. Plant Biol., 55(1), 591-628. Available: https://www.annualreviews.org/content/journals/10.1146/annurev.arplant.55.031903.141610
Ainsworth, E. A., & Rogers, A. (2007). The response of photosynthesis and stomatal conductance to rising [CO2]: mechanisms and environmental interactions. Plant, cell & environment, 30(3), 258-270. Available: https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/j.1365-3040.2007.01641.x
(8) Taylor, C. A., & Schlenker, W. (2021). Environmental Drivers of Agricultural Productivity Growth: CO₂ Fertilization of US Field Crops (No. w29320). National Bureau of Economic Research. Available: https://www.pnas.org/doi/abs/10.1073/pnas.0906865106
(9) Sloat, L. L., Davis, S. J., Gerber, J. S., Moore, F. C., Ray, D. K., West, P. C., & Mueller, N. D. (2020). Climate adaptation by crop migration. Nature communications, 11(1), 1243. Available : https://www.nature.com/articles/s41467-020-15076-4
Zabel, F., Müller, C., Elliott, J., Minoli, S., Jägermeyr, J., Schneider, J. M., ... & Asseng, S. (2021). Large potential for crop production adaptation depends on available future varieties. Global Change Biology, 27(16), 3870-3882. Available: https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/gcb.15649
Potapov, P., Turubanova, S., Hansen, M. C., Tyukavina, A., Zalles, V., Khan, A., ... & Cortez, J. (2022). Global maps of cropland extent and change show accelerated cropland expansion in the twenty-first century. Nature Food, 3(1), 19-28. Available: https://www.nature.com/articles/s43016-021-00429-z
(10) Tack, J., Barkley, A., & Nalley, L. L. (2015). Effect of warming temperatures on US wheat yields. Proceedings of the National Academy of Sciences, 112(22), 6931-6936. Available: https://www.pnas.org/doi/abs/10.1073/pnas.1415181112
(11) Braun, T., & Schlenker, W. (2023). Cooling externality of large-scale irrigation (No. w30966). National Bureau of Economic Research. Available: https://www.nber.org/papers/w30966
(12) Nicolas Schneider : « Pour les investisseurs et les entreprises, une meilleure granularité des informations sur les risques physiques signifie une meilleure capacité d'adaptation aux chocs futurs » (Fév. 2025) EDHEC Vox - https://www.edhec.edu/fr/recherche-et-faculte/edhec-vox/nicolas-schneider-investisseurs-entreprises-meilleure-granularite-informations-risques-physiques-capacite-adaptation-chocs-futurs
(13) Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC). (2023). Climate Change 2023: Synthesis Report. Contribution of Working Groups I, II and III to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change (A. Mokssit, P. Zhai, & H.-O. Pörtner, Eds.). IPCC. https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/
(14) Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC). (2019). Climate change and land: An IPCC special report on climate change, desertification, land degradation, sustainable land management, food security, and greenhouse gas fluxes in terrestrial ecosystems (P.R. Shukla, J. Skea, E. Calvo Buendia, V. Masson-Delmotte, H.-O. Pörtner, D. C. Roberts, ... & J. Malley, Eds.). IPCC. https://www.ipcc.ch/srccl/
(15) Chiriacò, M.V., Dămătîrcă, C., Abd Alla, S. et al. A catalogue of land-based adaptation and mitigation solutions to tackle climate change. Sci Data 12, 166 (2025). https://doi.org/10.1038/s41597-025-04484-0